Chapitre 2 (lecture intégrale gratuite - version révisée)
La cour du manoir se remplissait lentement de journalistes invités au discours du comte. Ce dernier avait annoncé ce rendez-vous la veille. Le brouhaha régnait. La présence du dirigeant fit soudain tomber un silence de plomb. Digne d’un chef d’État, il était flanqué de quatre gardes du corps à sa suite pendant qu’il s’approchait du microphone sur l’estrade, vêtu d’un costume haute couture et de chaussures en cuir. Le regard de De Lacour balaya l’assemblée avant de prendre la parole en direct, face aux téléspectateurs français.
— Citoyennes, citoyens. Il y a deux jours, la prison a subi une attaque terroriste revendiquée par la Résistance, mentit-il. Certains des coupables ont été faits prisonniers tandis que d’autres ont pu s’échapper. Tous sont activement recherchés. La Résistance devient un problème majeur de notre département, et je m’emploie à tout mettre en œuvre afin de l’arrêter. Les prisonniers résistants seront exécutés. Il est temps de mettre fin à leurs agissements.
Il prit une pause, laissant les vautours lutter afin d’être choisis pour pouvoir poser leurs questions. Le comte désigna une femme d’une quarantaine d’années, brune et portant de grosses lunettes rondes.
— Vous pensez que cela suffira ? Ne croyez-vous pas que cela les rendra plus dangereux encore ?
— Ils le sont déjà. Les meurtres se multiplient, et ils viennent de nous attaquer ouvertement. Je déclare donc sans réserve que chaque résistant est un ennemi, et qu’il sera traqué et exécuté ! Je serai cependant clément envers celles et ceux qui décideront de leur tourner le dos et de les dénoncer, déclara-t-il.
Cette fois-ci, il donna la parole à un homme serrant son écharpe autour de son cou, en raison du temps frais de la fin de journée.
— Monsieur De Lacour, qu’en est-il de votre fille ? Les rumeurs disent qu’elle a rejoint la Résistance après l’attentat du Conseil princier.
Jonathan De Lacour hésita avant de répondre, comme s’il réfléchissait. Un court silence s’installa, et quelques murmures s’élevèrent. Le journaliste dut répéter sa demande, craignant malgré tout que le comte refusât de donner plus d’informations. Ce fut finalement avec fermeté qu’il reprit la parole :
— Son sort ne sera pas différent d…
Gabriel serra la main de Charlotte dans la sienne. Il la sentait désespérée, abattue par le comportement de son père, surtout pour les autres. La jeune femme ne s’habituerait jamais à ce caractère dédaigneux qui la frappait chaque fois, bien qu’elle fût née dans ce mépris. Charlotte n’était pas le fruit d’un amour défendu qui aurait pu la reléguer au rang de bâtarde, mais le comte avait toujours désiré un fils pour prendre sa place ainsi que préserver son nom. Pour lui, le rôle d’une femme se cantonnait à s’occuper de la maison et des enfants. Sa conjointe sut pourtant faire de leur héritière une personne forte, combative et fière, tout en demeurant humble. Charlotte avait prouvé chaque jour sa capacité à devenir comtesse le moment venu, et son père ne l’avait jamais toléré. Cependant, la distance et la froideur de celui-ci envers sa fille la rendirent plus téméraire. Conscient du fait qu’elle était de plus aimée de tous pour sa bonté et sa générosité, Jonathan De Lacour comprit très vite qu’il perdrait son peuple si elle échappait à son emprise.
Or, penser avoir le contrôle sur son enfant était une erreur, et il empira la situation en la déshéritant. Éventuellement, le peuple pourrait lui restituer sa place, quand bien même les conservateurs risqueraient de poser beaucoup de problèmes. Souhaitant éviter les difficultés, Charlotte se servirait de la loi à son avantage dans le but de préserver ses droits ; une astuce qu’elle déploierait au moment opportun. Trop d’ennemis tournaient autour des siens, inutile donc de créer des complications supplémentaires.
Gabriel ne trouvait rien pour la soulager, hormis sa présence et son écoute dès qu’elle en ressentait le besoin. Publiquement, elle s’efforçait de garder la tête haute et de dissimuler la moindre démonstration de faiblesse malgré les difficultés ; elle souffrait en silence de cette situation. À seulement vingt-huit ans, elle donnait l’impression d’avoir déjà tant vécu. Gabriel lui avait proposé de partir, de fuir avec Céleste, alors qu’elle n’était encore qu’un nourrisson. Conscient que le comte ne les laisserait jamais en paix, il avait voulu leur offrir une nouvelle vie, une vie digne. Elle aurait pu disparaître, mais elle refusait d’abandonner ses responsabilités.
Secouant la tête, elle se tourna vers Gabriel, le bras en écharpe.
— J’en ai assez entendu. Je vais rejoindre Céleste avant qu’il ne lui prenne l’envie de venir ici. Je ne veux pas qu’elle voie cela.
Gabriel ne la retint pas, et elle quitta le réfectoire où tous se concentraient sur la conférence de presse qui s’éternisait. Le comte considérait la Résistance comme un groupe terroriste. Les mots adéquats étaient choisis soigneusement afin d’effrayer la population et de rejeter par la même occasion la responsabilité de ces assassinats sur les rebelles. Depuis quelque temps, des morts inexpliquées angoissaient le département. Il n’existait aucun lien entre les victimes : elles étaient de professions et de classes sociales diverses. L’unique point commun résidait dans la discrétion des meurtres, commis sans laisser un indice ni la moindre trace, et sur un seul territoire : la Haute-Savoie. La Résistance se savait innocente. À de nombreuses reprises, elle avait démenti les accusations du comte, en vain. Il voulait que le peuple se retournât contre ceux qu’il voyait comme des libérateurs. Il aspirait à briser l’espoir dans le but de se réapproprier ses terres. Le comte ne craignait pas d’user de manipulation et de mensonges, se sachant assez influent pour que ses paroles fussent prises pour argent comptant. Il utilisait ces événements à son avantage dans l’intention de cibler la Résistance. Cette dernière pointait du doigt l’Ordre des Frères, un groupement imprévisible et bien mystérieux. Le comte semblait n’avoir aucun contrôle sur cet ordre. Par conséquent, acculé, il diabolisait le mouvement de Maxence Larcher, cherchant à apaiser l’inquiétude de la population. La grande majorité des habitants ignorait l’existence de cette communauté venue de l’ombre, de plus en plus active. Sa présence soulevait beaucoup de questions qui n’obtenaient aucune réponse.
La jeune femme traversa le couloir de roche éclairé par des lampes de fortune jusqu’à arriver à un croisement. Au lieu de bifurquer à droite afin de retrouver sa fille, elle s’arrêta face à un grand cadre avec une plaque dorée : la Déclaration des droits de 1789. Elle incluait les lois magiques, revues et corrigées à de nombreuses reprises, en vue d’évoluer avec la société. Elle possédait aujourd’hui vingt-trois articles. En la lisant, Charlotte gardait en mémoire la raison de son combat.
[…]
Les Hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.
Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.
La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque Homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi.
Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution.
Nul n’a le droit d’user de sa magie dans le but de soumettre son prochain.
La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité.
La magie est une propriété privée. De ce fait, chaque Homme est dans son droit de la préserver dans sa sphère personnelle. Les Traqueurs n’ont aucune autorité légitime et doivent comparaître devant la loi.
[…]
Beaucoup de choses avaient aujourd’hui disparu. La jeune femme espérait remettre tout cela en place en vue de réinstaurer la confiance du peuple, ainsi que ses droits retirés par abus de pouvoir. Malheureusement, à elle seule, c’était impossible ; toute la France était concernée. L’excès de laxisme des princes constituait la raison principale de ce désastre. Pourquoi avaient-ils laissé la situation empirer ? Un conflit entre le Conseil princier et les dirigeants départementaux aurait mené à la dissolution du premier. Quelques années auparavant, les princes avaient voulu abolir la peine de mort, contre l’avis de nombreux comtes. Ces derniers, voyant qu’ils n’auraient pas gain de cause, firent circuler le mot « dissolution » jusqu’aux oreilles de tous pour la première fois. Le Conseil prit peur au même titre que la population. Les comtes usèrent de leur pouvoir pour faire plier leurs supérieurs hiérarchiques. Les princes, refusant de perdre leur place et de laisser les subordonnés monter en puissance, cédèrent en abandonnant leur projet de loi. Tous craignaient une dissolution éventuelle du Conseil. Charlotte savait que ce projet mûrissait lentement à l’abri des regards. S’il aboutissait, les princes s’effaceraient au profit des comtes. Un scénario catastrophique, car leurs intérêts divergeaient et l’unification du pays ne s’affichait pas dans leurs priorités : ils ne désiraient que l’indépendance, et nul doute qu’en cas de révocation, certains se voyaient déjà à la tête de l’État.
Charlotte regarda son reflet. Elle y aperçut une jeune femme totalement différente de celle d’autrefois, loin des robes de gala, des vêtements haute couture ainsi que des coiffures réalisées dans un salon de luxe, mettant en valeur ses yeux vairons. Aujourd’hui, elle arborait malgré tout fièrement jean, baskets et queue de cheval, et ce passé ne lui manquait pas. La situation aurait pu être bien pire, si Charlotte n’avait pas eu la force de fuir : le mariage forcé ou la prison aurait été sa punition pour sa révolte contre Jonathan De Lacour.
Céleste lui ressemblait beaucoup. Cependant, la petite avait les yeux marron de son père, lequel s’approcha en compagnie de Nathanaël.
— Charlotte, à quoi penses-tu ? demanda Gabriel.
Elle ne répondit pas immédiatement. La présence de Nathanaël l’incitait souvent à la retenue. Sa confiance en lui ne tenait qu’à un fil, même s’il avait sauvé la vie de Céleste. Charlotte gardait ses distances avec lui. Il dégageait une aura inexplicable, forçant le respect et l’obéissance. À de nombreuses reprises, la jeune femme avait constaté que certains s’inclinaient inconsciemment, tandis qu’elle ne pliait pas. Nathanaël dissimulait quelque chose d’étrange. Charlotte tentait de faire comprendre ses réticences à Gabriel, mais l’amitié que partageaient les deux hommes rendait la situation délicate pour la jeune noble : il mettait en cause sa trop grande imagination.
— Mon père n’a pas le contrôle, et nous avons un ennemi en commun. Nous savons que cet ordre est nuisible. Nous avons certaines informations. Elles peuvent servir de monnaie d’échange contre la libération des prisonniers ou, du moins, leur éviter la peine de mort.
— Attends, répète-moi ça, s’exclama Gabriel en saisissant ses intentions.
— C’est risqué, coupa Nathanaël, Lawrence est dangereux et a sans doute lui aussi des informations sur nous. Cela risque de nous mettre tous en danger.
Charlotte leur fit un signe discret, sans un mot, avant de se diriger vers le premier débarras en vue. Une fois la porte fermée, elle continua :
— J’en doute. Hormis quelques noms, il n’a rien. Même si mon père ne semble pas s’en préoccuper, il ne sait pas comment réagir face à ce parti. L’Ordre des Frères finira par nous faire du tort, bien plus gravement que ce qui se passe aujourd’hui. Des individus agissant de la sorte n’apportent jamais rien de bon. Je peux tenter de négocier avec le comte. Je sais que je peux y arriver.
Jonathan De Lacour n’était pas si insensé, et sa fille pourrait parvenir à le convaincre de la réalité de la menace. Certes, il utilisait les actions aberrantes de l’Ordre des Frères afin de faire plonger la Résistance. Cependant, Charlotte restait persuadée qu’il prendrait la bonne décision ou, du moins, elle l’espérait. Ils tenaient là l’occasion de sauver les prisonniers. Seulement, connaissant bien ce groupement, Nathanaël craignait une réaction de sa part s’il se sentait menacé. Il n’approuvait pas la démarche de la résistante qu’il jugeait trop périlleuse. Pouvait-il la faire changer d’avis ? La jeune femme faisait preuve d’une grande témérité. Sans compter qu’elle avait raison et que cela pouvait s’avérer fructueux si aucune mauvaise surprise ne surgissait au dernier moment.
Nathanaël lança un regard à son ami pour qu’il retînt Charlotte. Gabriel attrapa alors le bras de sa compagne , et elle se tourna vers lui. Ne pouvant infléchir sa décision, rien ne l’empêchait néanmoins d’exprimer son désaccord. Il était contraint de penser aux conséquences ainsi qu’à l’inaptitude de la jeune femme à faire face à son père. Trop d’émotions risquaient de ressortir : rancœur, colère… Là résidait sa faiblesse. De plus, une information lui manquait :
— Cette décision t’appartient, mais il faut que tu saches une chose : il était là, à la prison. Un détail que personne n’a voulu te dire à cause de votre histoire commune.
Elle comprit immédiatement de qui il parlait : Émile. Gabriel l’avait aperçu du coin de l’œil au moment de la fuite.
— J’aurais dû le tuer dès que j’en ai eu l’occasion.
— Tu sais tout aussi bien que moi que tes sentiments à l’époque t’ont empêchée d’agir. Ce n’est pas ta faute. Il a su en jouer et utiliser la bonne carte.
— La prochaine fois que je me retrouverai face à lui, je le détruirai. Je le détruirai pour s’être ainsi servi de moi, pour avoir attiré les faveurs de mon père pour ensuite se retourner contre nous tous. Émile est une belle ordure. J’en fais une affaire personnelle.
La jeune femme avait toujours refusé d’ouvrir les yeux, même si Nathanaël et Gabriel s’étaient méfiés de lui dès le début. Son amour pour lui l’avait empêchée de l’affronter ; aujourd’hui, pourtant, elle n’hésiterait pas. Il s’était rapproché de la famille comtale dans le but d’obtenir les faveurs du comte. Il avait joué avec les sentiments de Charlotte pour parvenir à ses fins. Émile n’était plus un problème pour elle, il apparaissait désormais comme un simple ennemi à écraser, et elle s’en donnerait à cœur joie. Le plus gros souci restait son père. Il ne se laisserait pas impressionner, elle le connaissait bien. Il refusait le scandale public ; elle devrait donc se servir de cela. Inapte à l’affronter en privé, elle devait choisir une autre solution afin de l’approcher. La jeune femme montra alors à Gabriel le journal du jour. En première page figurait une photo du comte annonçant une soirée de gala dans son domaine. La brèche à utiliser.
Refusant de mettre ses amis en danger, Charlotte avoua rapidement qu’elle envisageait d’y aller seule, et que cela devait rester entre eux. Bien qu’elle acceptât le statut de Maxence, elle n’en oubliait pas pour autant qui elle était. Si le leader de la Résistance la bloquait dans ses actions, l’obligeant ainsi à obéir comme n’importe quel autre membre du groupe, que se passerait-il le jour où son père serait renversé ? Elle craignait que Maxence ne se mît en travers de sa route. Même si elle avait rejoint son mouvement, il ne devait pas oublier qu’il s’agissait surtout d’une collaboration. Il ne devait pas omettre les origines et les objectifs de la jeune femme. Si certains réfractaires restaient encore sur leur réserve, la population l’appréciait, et un grand nombre de nobles la soutenaient, ouvertement ou non. La Résistance, une simple goutte d’eau dans la mer, se sentait dépassée par les événements. Charlotte ne renoncerait pas. Le fait qu’elle n’arrive pas à rester inactive faisait sourire le père de sa fille.
— J’ai dit, si je me souviens bien, « ne pas prendre part aux combats », et non « rester à me tourner les pouces ». Nuance.
— Tu joues avec les mots.
Cette nuance sous-entendait qu’elle ne reprendrait pas les armes prochainement ; elle avait besoin de temps avant de remettre le pied à l’étrier. Elle laissait volontiers toutes ces missions aux autres, se contentant de les organiser et d’en suivre le déroulement quand cela était possible. Elle agissait de manière à éviter un drame irréversible, menant à un aller sans retour. Cette exécution de masse empirerait la situation du département, peut-être même de la région. La décision de son père aurait des impacts au-delà de ses frontières. La population se soulevait peu à peu, et un lien unirait ces hommes et ces femmes qui aspiraient à un nouvel avenir pour eux ainsi que leurs enfants. Cette tuerie aurait un effet dévastateur pour tout le monde.
— Cela va avoir des répercussions que je ne veux même pas imaginer. L’attentat fait déjà réagir. Même en ouvrant cette voie, rien ne dit que d’autres le suivront. Le comte du Cher a décidé de faire marche arrière, annonçant publiquement que maintenir cette décision conduirait à attiser la colère de la population envers les dirigeants. Il est loin d’être idiot et il s’efforce de garder le contrôle. Mon père est aveuglé par son avidité, tel un rapace en chasse, dangereux dans cette instabilité ; l’alimenter condamnerait la France.
Dégrader davantage la situation ne s’inscrivait pas dans leurs objectifs ; ils devaient au moins la maintenir en attendant de redresser la barre. Certains comtes étaient inconstants, d’autres jouaient sur la prudence, sachant qu’ils tenaient à garder le peuple à leur botte, le temps d’obtenir satisfaction et de passer aux actes au grand jour. Ces premiers représentaient une grande menace, car nul ne pouvait déterminer leurs projets à l’avance. Gabriel et Charlotte devaient tenter cette mission. Néanmoins, en voyant leur compagnon pensif, la jeune femme l’interrogea :
— Qu’en pensez-vous, vous qui sembliez contre cette idée ? En avez-vous une meilleure en tête ?
Sa froideur se remarqua à peine ; aucun des deux hommes ne fut dupe pour autant. Nathanaël n’ignorait pas sa méfiance envers lui et en devinait la cause. Elle sentait son aura si caractéristique et incompréhensible, qui ne faisait qu’accroître ses soupçons.
— Demander mon avis est superflu, sachant que votre décision est déjà prise et que mon opinion ne sera que secondaire. Même par politesse, c’est inutile de votre part.
— Je ne le fais pas par politesse, mais par intérêt. Les hommes de mon père connaissent Gabriel. Or, j’aurai besoin de quelqu’un pour m’accompagner qui ne se fera pas repérer. Vous passerez inaperçu, car vous n’avez jamais mis les pieds au manoir. Personne ne vous connaît.
La jeune femme aurait besoin d’un chauffeur afin de se présenter dignement, selon les codes de la haute société. Passer incognito et le rester jusqu’au dernier moment était nécessaire pour un effet de surprise réussi, et peu de candidats pouvaient les aider dans ce projet. Nathanaël désapprouvait son plan qui pouvait mettre à mal sa propre mission de la protéger. Cependant, Charlotte lui donnait l’occasion de veiller sur elle, et il finit par accepter au grand soulagement de Gabriel. Ils s’accordèrent pour planifier cette mission en toute discrétion, à l’abri des regards et des oreilles indiscrets, sans rien dévoiler à Céleste. L’enfant n’avait pas besoin d’être avertie de leur projet. Les trois compagnons cessèrent leur discussion lorsqu’ils entendirent du bruit dans le couloir. La conférence de presse était sans doute terminée, et chacun repartait à ses occupations après avoir donné son avis et montré son désaccord. Les trois résistants sortirent donc du débarras qui leur servait de planque provisoire. Charlotte et Gabriel rejoignirent leur fille tandis que Nathanaël les quitta simplement.
Céleste se trouvait dans la petite bibliothèque, en compagnie de Calixte, un jeune adolescent de treize ans. Orphelin, sa tante Axelle s’occupait de lui, désormais, et il s’était lié d’amitié avec la fillette. Bien qu’elle semblât s’éloigner de ses parents ces temps-ci, elle souriait et riait de plus en plus en la présence du garçon. Elle avait dû abandonner tout ce qu’elle connaissait, y compris ses amis et son école. En arrivant ici, elle avait finalement croisé Calixte, dont les parents avaient trouvé la mort lorsque Chamonix s’était enflammée. Charlotte soupira, essayant d’imaginer leur vie dans une tout autre situation. Elle regrettait tellement de choses, comme le fait de ne pas avoir fui à la minute où Gabriel l’avait proposé. Elle n’avait pourtant pas pu renoncer à sauver cette ville et ce département auquel elle était si dévouée. Charlotte l’observa un instant avant de décider de la laisser tranquille avec son ami ; elle avait une rencontre à préparer.
Durant les jours qui suivirent, Charlotte et Gabriel organisèrent, dans le plus grand secret, leur intervention qui devait se dérouler pendant la soirée de gala. Il essayait de la rassurer et de la mettre à l’aise, car elle allait devoir affronter son père. Elle devait se maîtriser, dans la mesure où ce serait la première fois qu’elle le revoyait après l’attentat et l’accident de Céleste. Nul doute que la colère risquerait de lui faire commettre un faux pas. Le craignait-elle ? Elle le savait puissant et intimidateur, toutefois, elle s’en était affranchie. La jeune femme l’avait toujours plus ou moins redouté, surtout lorsqu’elle vivait sur son domaine. À présent, elle se sentait plus forte et gardait la tête haute. Ses émotions encore très vives constituaient la preuve pour Gabriel qu’elle était vulnérable, et pas si détachée que cela. Des efforts seraient nécessaires pour conduire cette mission à son terme, et elle irait jusqu’au bout.
La Résistance ne parlait pas des condamnés à mort, et le chef décréta ne pas vouloir intervenir : tenter une action maintenant serait trop risqué. C’était malheureux pour eux, pour les familles ; malgré tout, chacun acceptait la décision en silence, sachant que c’était la meilleure. Le comte s’attendait à une réaction de la part de Maxence, ce serait se jeter dans la gueule du loup et multiplier le nombre de victimes. La dernière chance résidait en Charlotte, et elle serait seule dans la fosse aux lions.
La veille du gala, tout était fin prêt. La tenue de Charlotte était délicatement emballée dans une housse de protection, tandis que son laissez-passer était enfin arrivé. Le trio avait œuvré afin que tout se déroulât pour le mieux. Gabriel ne les accompagnerait pas ; il était bien trop connu du comte, ainsi que de ses proches, et la jeune femme refusait catégoriquement de l’impliquer davantage. Si cela devait mal se finir, il faudrait quelqu’un qui pût veiller sur leur enfant. Charlotte profita donc de sa soirée avec sa fille, avant d’être rejointe par Gabriel dans leurs appartements privés.
Céleste posa son livre et leva son regard vers sa mère. Sa vilaine cicatrice ne suffisait pas à l’enlaidir, mais la violence du monde engendrait sa peur et son enfermement. Elle avait assisté au pire de l’espèce humaine, venant de sa propre famille. Ses parents avaient voulu la protéger de cela ; par malheur, les circonstances avaient été telles que l’enfant n’avait pas pu y échapper. Ses yeux lorgnèrent également du côté de son père qui donnait à manger à leurs deux chiens shetlands : la mère et le fils. Maxence n’acceptait guère les animaux de compagnie, les jugeant encombrants et inutiles. Charlotte avait fait pression sur lui pour ne pas les abandonner et les garder auprès de sa fille. De plus, la chienne Alya était une gardienne ; un avantage pour la Résistance. Elle était emmenée en guise de sentinelle dans les montagnes, la nuit venue, guidant les patrouilleurs et inspectant les lieux pour débusquer les ennemis. Charlotte avait veillé elle-même à son dressage, à l’époque où elle vivait au manoir. Son talent s’avérait aujourd’hui précieux pour ses alliés.
Les jeunes parents se détachèrent de leurs occupations en voyant leur fille descendre de son lit et s’approcher, l’esprit troublé.
— C’est vrai que tu vas aller voir grand-père ?
Ils restèrent perplexes, et leurs regards devinrent sombres.
— Qui t’en a parlé ? répondit Gabriel.
Leur accord commun stipulait de ne rien révéler à la fillette. Charlotte et Gabriel comprirent qu’ils n’avaient rien à voir avec cela. Nathanaël aurait-il vendu la mèche ?
— Je vous ai entendus, l’autre jour, avoua-t-elle.
— Céleste, ma chérie, c’est une longue histoire, et c’est une histoire d’adultes…
— Je sais qu’il va les exécuter. J’ai aussi vu les informations, papa, je ne suis pas idiote. Pourquoi me laissez-vous à l’écart ?
— Pour te protéger. Je ne veux pas que tu sois mêlée à tout cela, c’est trop dangereux. Écoute-moi. C’est mon devoir d’agir pour la population, pour ceux qui se battent. Et c’est mon devoir de veiller sur toi. Tu n’as pas à tout savoir, expliqua sa mère.
Céleste baissa le regard. Avant que tout cela n’eût dégénéré, une grande complicité liait la mère et la fille, qui s’avouaient tout, parlaient de tout et de rien. Aujourd’hui, tout n’était que secrets et omissions ; cette relation si soudée appartenait au passé. Charlotte en avait conscience. Pouvait-elle plonger sa fille dans cette folie ? Elle ne serait qu’une piètre mère. Gabriel en souffrait autant que Charlotte. Pourtant, que faire ou dire de plus ?
— Je sais que ce n’est pas facile, mais jamais tu ne passeras au second plan. Jamais. Tu es notre priorité.
Charlotte voulut la prendre dans ses bras, malheureusement, sa fille recula. C’était la première fois qu’elle la repoussait ainsi. C’était pour elle le début de la rupture, et elle ne réagit pas lorsque Céleste quitta les lieux. À cet instant, une main se posa sur son épaule. Charlotte se tourna, pleine d’angoisse et de chagrin. Ils étaient en train de la perdre.